Le travail perd-il son sens et sa dignité ?

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Transcription de la conférence de Mathieu Detchessahar à Triel le 1er juin 2016.

Le travail perd-il son sens et sa dignité ? Quel constat poser ? Quelles solutions apporter ? À travers des tableaux pris sur le vif, Mathieu Detchessahar nous fait toucher la souffrance nouvelle du salarié en entreprise, puis nous fait comprendre le rôle éminent du travail humain. Enfin, il développe les raisons qui ont entraîné le monde du travail dans cet état de fait, avant d’ouvrir le débat avec l’auditoire.

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1. L’état des lieux

J’ai été un peu surpris de l’intuition pastorale de votre curé sur ce thème de la dignité du travail. Car si cette question fait fréquemment l’objet de conférences, elle l’est rarement dans le cadre paroissial.

Pourtant le travail est une question essentielle de notre vie. On y passe en moyenne 50% de notre vie éveillée. Si le travail n’était plus un lieu vivant, cela voudrait dire qu’on vit à mi-temps. Et si des cadres m’écoutent, ils doivent sourire car pour certains d’entre eux, ils sont plutôt à 80% de leur temps au travail. Donc le sens du travail est une question essentielle de défense de la vie.

Le ton de la conférence est donné par votre curé, le père Matthieu : il a senti un besoin, il a parlé de souffrance, ses paroissiens vont mal au travail. C’est cet aspect-là que je vais effectivement développer. Je crois que le travail aujourd’hui nous interroge doublement :

  • D’abord la question très médiatisée du chômage, lieu de non-vie et de désespérance, mais le père Matthieu nous emmène sur le deuxième point quasi-absent du débat politique,
  • C’est la question des gens qui ont du travail, mais qui s’interrogent sur la qualité de leur travail.

Depuis une quinzaine d’années, on a une montée terrible des maux et difficultés de ceux qui travaillent. Les termes qui font l’actualité de l’entreprise : souffrance, stress, burnout, risques psycho-sociaux. Pas un DRH n’a un des dossiers prioritaires qui s’appelle « politique santé », « qualité du travail », « politique bien-être ».

En amont de toutes ces considérations, le père a vu comme moi dans ma pratique professionnelle, un gigantesque diagnostic de plainte et de perte du sens du travail. Quand j’interviens en entreprise, j’entends des travailleurs – cadres ou non – qui me disent : « pfff, ça n’a plus de sens quoi, j’me demande c’que j’fais ici, à quoi ça rime, on tourne en rond, on n’fait rien d’bon… ». Cette perte de sens fait partie intégrante du vocabulaire de l’entreprise.

Les salariés peuvent me dire deux choses : ceux qui disent « Je reste parce que j’ai une famille à nourrir, mais je ne viens travailler qu’avec le petit sens du travail. » (c’est l’obsession de gagner quelques sous, selon Simone Weil la philosophe des années 1930), ou ceux qui encouragent de déserter la grande entreprise et s’installer en province pour diviser leur salaire par deux ou par trois. Par exemple des gens avec un CV incroyablement fourni et en pleine réussite professionnelle, arrivent à Nantes et s’installent en tant que paysagistes ! Ou passent des concours et deviennent profs ! C’est vraiment n’importe quoi. Et ils ont l’air heureux, cependant le salaire d’un prof et celui d’un cadre à La Défense, ça n’a rien à voir !

Cette perte de sens est très embêtante pour les entreprises elles-mêmes. Cela suscite un désengagement des collaborateurs, de la non-productivité et un manque d’innovation. C’est une catastrophe dans l’entreprise. En France l’enquête Gallup sur l’engagement au travail donne les chiffres suivants :

  • 10% des salariés sont engagés émotionnellement,
  • 60% sont désengagés, faisant le minimum demandé,
  • 30% sont activement désengagés, des saboteurs d’ambiance.

Cette situation est si généralisée, que l’un des sujets sur lesquels j’interviens en tant que chercheur et consultant en entreprise, demandé par les dirigeants, est « Aidez-nous à ce que nos managers réussissent à redonner du sens au travail ! » Seulement ce que la direction oublie, c’est que les premiers touchés par le blues du travail, sont les cadres eux-mêmes. Comme si vous demandiez à des borgnes de soigner des manchots…

Il faut donc commencer par réfléchir sur la signification du sens du travail. L’image classique et éculée, c’est le tailleur de pierre à qui l’on explique qu’il ne transforme pas qu’un bloc de pierre, mais que cette pierre travaillée va servir à construire une cathédrale !

2. Quel est le sens du travail humain ? Qu’est-ce qui en fonde la dignité ?

DSCF3152Une première approche est celle des philosophes grecs. Le travail se présente à nous comme une contrainte. Ce n’est pas de l’ordre de la volonté mais de la « nolonté ». L’homme ou l’animal est bien obligé de travailler pour subvenir à ses besoins : se nourrir, se protéger… Les Grecs tenaient le travail en piètre estime ; le véritable homme est celui qui est libre pensaient-ils. C’est pourquoi ils confiaient le travail aux esclaves. De nos jours pour les jeunes, le travail est le moyen de voler de leurs propres ailes.

En allant plus loin, nous voyons que nous sommes des êtres doués de raison, de liberté, de conscience. Nous allons alors découvrir que le travail prend un sens beaucoup plus riche que la simple subsistance. Le travail humain est aussi du côté de l’existence. C’est l’un des moyens à travers lequel l’homme se déploie dans le monde, se met en relation avec les autres. Pour preuve vous connaissez des personnes affranchies de la question de la subsistance et qui travaillent bénévolement : ce sont les retraités qui sont encore en forme. Ils ont compris qu’à travers le travail, ils ont la possibilité d’exister.

Pierre Kosciusco-Morizet qui a fondé l’entreprise PriceMinister se vantait de son but : « Gagner de l’argent pour ne plus avoir besoin de travailler ». Une fois enrichi, il a continué de travailler car il s’est rendu compte que travailler est le sens de l’existence. L’homme est un homo faber.

Le travail comme l’amour, est une des grandes activités humaines. Il est au cœur de l’existence, pour avoir du sens, le travail met l’homme en relation dans trois directions essentielles. Si ces trois directions sont présentes il est humanisant. Sinon le travail perd son sens.

a) Le travail met l’homme en relation avec le monde

Le travail
de l’homme transforme le monde et en partie le crée. C’est un truc très concret. Le travail humain est créateur.

Paul VI à travers la pensée sociale de l’Église rappelait que tout travailleur est un créateur. Contrairement à l’animal, l’homme ne fait pas que subir le monde. Il transforme par son travail, le monde dans lequel il va habiter. Les loups et les baleines en allant chasser des proies, ne modifient pas le monde, ils ne font que subir leur environnement. Nous, on transforme notre environnement, on lui ajoute des choses : des ponts, des routes, des villes, des usines, des produits financiers, des images, des mots. L’homme crée l’univers dans lequel il va se nicher.

Avant même une question économique, le travail humain pose une question morale et éthique : le monde que je crée au terme de mon activité est-il bon pour l’homme ? Ou au contraire : les choses que je crée vont-elles détruire le monde ou être mauvaises pour l’homme ?

Celui qui nous l’a le mieux expliqué, c’est Jean-Paul II dans son encyclique Laborem exercens de 1981 : l’être humain est le seul à pouvoir inventer le monde dans lequel il vit. C’est une responsabilité terrible. Le premier évangile du travail, c’est le récit de la Création, où Dieu est le premier travailleur. Au terme de chacune de ses journées de travail, Dieu vit que cela était bon. Jean-Paul II ne manque pas de rappeler que Dieu met au sommet de sa création, l’homme et la femme qu’il crée à son image. La responsabilité du travail humain est de poursuivre la Création, de réaliser le plan providentiel dans l’histoire, de mettre à disposition des hommes, des choses qui sont bonnes pour eux. La fatigue issue de ce travail sera justifiée par le fait que j’ai fait des choses bonnes pour le monde.

Le sens premier du travail, c’est de faire du bon travail. Je me sens bien au travail si par mes talents, j’ai l’impression d’apporter des choses bonnes pour le monde. Cela génère du profit, mais ne nous trompons pas d’ordre, la finalité c’est de faire des choses bonnes. Ce n’est pas théorique pour deux sous !

Dans l’exemple de l’enseignement, quels sont mes collègues qui vont bien, sans dépression ? Ce sont ceux qui arrivent à faire des bons cours. Ceux qui voient de temps en temps, les yeux de leurs étudiants qui s’éclairent quand ils donnent leur cours. Voilà, j’instruis, j’ai un rôle positif ! Cela n’empêchera pas d’être fatigué après un cours d’amphi, mais ce sera une saine fatigue qui vous fera dormir du sommeil du juste et vous reposera pour le lendemain.

Selon la philosophe du travail Simone Weil, la personne humaine doit pouvoir se contempler de temps en temps dans son travail. Dans ce cas le travail devient une ressource pour la vie privée. Mieux vaut rentrer à 19h chez soi avec ce sentiment-là, plutôt qu’à 17h avec l’impression d’avoir fait des cochonneries toute la journée.  Au contraire, si j’ai fait un sale travail qui n’a aucun sens, cette fatigue-là va m’empêcher de dormir et de me reposer.

Un autre exemple, les infirmières et les soignants ont été les premiers à déclarer une épidémie de burnout. Ils ne se plaignaient pas d’avoir trop de travail, mais de ne plus arriver à bien soigner leurs patients : douze secondes pour faire une toilette, passer d’une chambre à une autre… le cœur de leur malaise était finalement de n’offrir aux patients que de la « maltraitance ».

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Un autre exemple, mon banquier a besoin aussi de savoir que son travail est le signe d’une contribution positive pour son client. Il a même inventé un truc pour me satisfaire, quitte à se mettre en porte-à-faux avec sa hiérarchie : « Je vous ai trouvé un crédit à un taux imbattable ! seulement (sur le ton de la confidence) c’est compris avec la carte truc-muche de crédit renouvelable gratuite, alors vous la prenez, vous la déchirez et la mettez à la poubelle pour être sûr de ne jamais vous en servir !« . Il était alors comme soulagé et pleinement satisfait !

b) Le travail met l’homme en relation avec les autres

Je me déploie vers les autres car je travaille toujours avec les autres et pour les autres. Surtout lorsque je découvre que je ne sais pas tout faire. Le travail m’emmène dans un processus de communauté pour additionner nos compétences.

La qualité de cette communauté est fondamentale pour avoir une coopération dans la confiance, pour que mon travail ait du sens. Et j’ai remarqué que dans les entreprises qui vont mal, c’est ce dernier sens du travail, la solidarité entre les collègues, qui tient. Et s’il est le dernier à tenir, il tombera quand même.

c) Le travail est au cœur de la construction de mon identité

À travers mon travail je me déploie aussi vis-à-vis de moi-même. Le travail ça résiste, ça m’interroge, j’ai besoin d’apprendre, ça me fait rentrer à l’intérieur de moi. Il déclenche un processus de développement subjectif. J’acquiers un rôle, une identité, pourquoi je suis dans le monde. Je suis celui qui instruit, qui construit des maisons, qui propose des solutions de financement.

Tant que je fais du bon travail, je construis une image de moi valorisante, qui me donne envie de me lever. Mais si je propose des produits financiers toxiques, ou si je maltraite des patients, mon travail me dévalorise.

Emmanuel Mounier a cette très belle phrase : « Tout travail travaille à faire un homme en même temps qu’une chose« . Mais si ma contribution personnelle ou ma créativité n’est pas sollicitée, si ma parole n’est pas écoutée, je ne rentre pas dans une dynamique de développement subjectif et d’apprentissage.

En résumé, le travail humain a du sens quand il permet de développer une relation positive avec le monde, impression de construire du beau, de développer une relation positive avec nous-mêmes, j’apprends j’acquière des compétences, et quand il permet de bâtir des communautés.

3. La crise actuelle du travail et sa perte de sens

Trois caractéristiques sont au cœur de notre économie contemporaine, qui attaquent le sens du travail et qui bloquent l’un ou les trois processus de développement que j’ai précédemment évoqués.

a) Le gigantisme

Nous vivons dans une économie de marché. Nous avons tourné le dos aux économies collectivistes qui nous inquiétaient beaucoup. Seulement quelle surprise, l’économie de marché à accouché de bureaucraties privées gigantesques ! On est rentrés dans une économie d’organisation dont les effets pervers se font sentir :

  • L’éloignement des centres de décision. Par exemple : impossibilité d’embaucher un intérimaire sans en référer au siège de Londres,
  • La complexification des chaînes hiérarchiques, c
    ar le chef est un marqueur essentiel pour travailler.

Les vrais preneurs de décision sont très éloignés du centre d’activité. Il ne reste que des petits chefs, managers de proximité, mais ces derniers ne font généralement que transmettre les règles de fonctionnement qui ont été établies par des gens qu’eux-mêmes ne connaissent pas. On sait que ce sont des fonctionnels spécialistes et mystérieux, vaguement au niveau corporate, DRH, contrôleur de gestion, de logistique… dont le boulot est de « planer », c’est-à-dire de pondre des règles qui au passage sont censées donner du sens.

Quand je ne sais plus qui est vraiment le chef dont j’applique les règles de travail, l’espoir même d’une révolte ou d’une engueulade disparaît ! Le petit chef est dans cette situation terrible où il n’a plus aucune prise sur le fonctionnement de son équipe. La conséquence est la perte de son autorité. Et les directions se plaignent que leurs managers ne font plus autorité, pardon ils n’ont plus de leadership !

Pour moi le chef est celui qui peut tenir une promesse d’augmentation, de résoudre un problème. Pourquoi obéir à un type qui ne peut rien faire pour moi ? Ce processus blesse à la fois le manager et l’équipe en attaquant les dimensions subjectives du travail.

L’empire de ces règles de la bureaucratie marchande privée est aujourd’hui relayée par un appareil monstrueux, les nouvelles technologies de l’information qui intègrent directement ces règles dans les machines, y compris dans le secteur tertiaire et des services, par le paramétrage de l’information qui va demander une requête, une actualisation de protocole, une maintenance…

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Un directeur du développement d’une grosse compagnie d’assurance m’a avoué que ses managers pilotent leur équipe aux instruments, les yeux sur leur écran avec cadrants et tableaux de reporting. Ils ne descendent plus sur le tarmac. Mon banquier a un progiciel de gestion relation-client (customer relationship management) qui lui dit quel client appeler, à quel moment, pour lui proposer quel produit, et l’oblige à valider son action près du client par un rapport justificatif.

Bref je suis de moins en moins créateur de mon travail et j’ai l’impression grandissante de subir très largement les forces organisationnelles d’un système sur lequel je n’ai que peu de prise. Je ne sais même plus qui est l’auteur de ces règles contraignantes ! Résultat je ne suis qu’un pion. La nouveauté est que cette impression a énormément remonté dans les rangs de la hiérarchie.

Il y a cinq ou six ans j’étais consultant près d’une grosse banque régionale, dirigée par une femme, une vedette dans la place financière du lieu. Tous ses directeurs d’agence et de secteurs que j’ai reçus m’ont dit « On est des ouvriers en col blanc. Je suis un exécutant avec une carte de chef. Je ne suis que le facteur. » À l’issue de la réunion, la directrice générale m’a ensuite dit en privé : « L’espace dont je dispose à la tête de cette caisse, est quasi nul, je n’ai aucune marge de manœuvre !« .

Le gigantisme ne pourrait pas nécessairement aboutir à l’écrasement du travail, grâce à des solutions alvéolaires ou subsidiaires, mais s’il en arrive à ce point c’est à cause de cette deuxième notion, le technicisme.

b) Le technicisme

Le technicisme, c’est la foi dans les outils et les techniques, pour repérer et résoudre chaque problème rencontré, grâce à une règle proposée par l’outil. Vu l’ampleur des problèmes, je n’arrête pas de produire des règles, animé de l’espoir chimérique qu’un jour, j’aurai contrôlé le travail ! Toutes les sciences du travail disent que c’est tout simplement impossible. Le travail ne peut pas être encapsulé par des règles et dispositifs techniques, à cause de son caractère fondamentalement erratique, local et singulier. Faire du bon travail suppose bien sûr quelques bonnes règles, mais surtout un art local d’exercer son jugement en fonction des singularités de l’action en cours. Finalement les règles imposées par l’outil vont empêcher les équipes d’inventer et de décider et en plus, elles vont même garantir qu’elles ont été appliquées. On va demander au manager de gérer un système de traçabilité qui prouvera que la règle a été appliquée, en rupture avec le travail opérationnel.

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Malheureusement ce technicisme est entretenu par la formation au management et par le marché du conseil. On apprend dans nos écoles à des gens qui ne connaissent rien au travail, d’enfiler un certain nombre de petits cours techniques (marketing, contrôle gestion, comptabilité, logistique, gestion production…). Aucune école n’a inscrit des cours de sciences du travail, de sociologie, de psychologie. Même les cours de gestion des ressources humaines sont menacés : HEC les a sortis de son tronc commun.

c) La financiarisation

La financiarisation est un changement majeur dans les modes de gouvernance de nos entreprises, qui est passé totalement inaperçu aux yeux du grand public en raison de sa technicité, alors que ça devrait être un débat politique essentiel.

Les Européens, notamment l’Allemagne et la France qui avaient un modèle différent des anglo-saxons, se sont ralliés depuis vingt ans au modèle américain, à grand renfort de manipulations financières. Une grande partie des grandes entreprises sont aux mains de personnes pas méchantes, des investisseurs institutionnels, des compagnies d’assurance, mais dont le métier consiste à massifier l’épargne mondiale. Et vu leur nombre important, ils sont en concurrence âpre et proposent à leurs épargnants de venir plutôt chez eux en raison de leur bon résultat sur l’année passée : 3,2%, non chez moi : 3,5% !

Le métier de ces fonds est de faire fructifier l’argent des épargnants, en investissant dans des entreprises qui se doivent de tenir leur promesse de profit à tout prix. Alors que tout l’art de la stratégie d’entreprise c’est de faire du profit, et de temps en temps d’accepter d’en faire un peu moins pour relancer l’innovation, on assiste avec la financiarisation à une grande inversion de l’économie : la finalité de l’entreprise devient le profit. Avant, la finalité était de produire des bons produits et le profit était le moyen de continuer à produire. Conséquence de cette inversion :

  • Privilégier la distribution des bénéfices qui ont explosé ces dernières années ;
  • Favoriser le rachat de ses propres actions par l’entreprise pour augmenter le cours en bourse ;
  • Amoindrissement de l’innovation ;
  • Chasse aux coûts démentielle : « On nous demande de faire plus avec moins ! » ;
  • Obligation d’un reporting financier délirant, tous les trois mois ! et qui va alimenter ce reporting : les salariés eux-mêmes – cadres ou non – au lieu d’assurer leurs tâches productrices.

4. Conclusion

En dépit du portrait noir que je vous ai dressé, je vous rassure : certaines entreprises vont bien.
Par contre dans celles qui vont mal, et que je connais bien, ce portrait apparaît systématiquement. Leur travail est dévitalisé, désenchanté.

Nous les chrétiens on doit nous entendre sur ces sujets-là, d’autant plus que ce sujet est à l’origine du catholicisme social. Le premier terrain de lutte dans le monde politique c’est le travail. Léon XIIIRerum novarum – s’est battu là-dessus en premier contre l’aliénation et la perte de sens du travail au grand siècle libéral qu’est le XIXe siècle.

Donc voilà, bon courage !

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Débat – questions

Comment être chrétien quand on est producteur de normes ?

Mon propos n’est pas une condamnation des règles et des normes. Simplement il ne faut pas oublier la finalité de la norme. Le but est de permettre de mieux travailler. Donc le rédacteur doit connaître lui-même la nature et les conditions du travail. Sinon il risque de pondre une mauvaise norme. Et garder à l’esprit que si la norme est nécessaire, elle est absolument insuffisante. La bonne norme doit laisser une marge d’ajustement local et cette activité de régulation (confiance, innovation, débrouillardise, inventivité) doit être reconnue et soutenue par la direction.

Que peut on attendre des révolutions liées à la digitalisation ?

Le délire autour de la digitalisation me semble être un mot d’ordre pour préparer les troupes à un changement fondamental. Penser au moyen terme après les décisions prises aujourd’hui. Risque d’éclatement terrible du travail. On fait du télétravail, du coworking, du desk sharing… La finalité de l’ensemble de ces mesures, c’est de la rationalisation des mètres carrés !

Si dans un premier temps, les salariés sont contents d’économiser du temps de transport, quel est le monde du travail que cela nous prépare ? Il faut essayer de dire halte au « meilleur des mondes ».

On s’est fait avoir par le libéralisme, le marxisme le plus tordu ! Les nécessités économiques façonnent notre société. Ce monde sur lequel on ne pourrait plus agir, est un monde inhumain. Ce monde où tout est permis mais rien n’est possible. Un des enjeux de construction de la société est de l’ordre de la reconstruction de la souveraineté individuelle et collective. Paul Ricœur le philosophe, donne cette définition : « Un homme en bonne santé est un homme qui peut agir sur son environnement. » Le comble de la souffrance c’est de le subir.

Nouvelles modes managériales de l’entreprise : « lean management » (gestion du travail optimisée) et « zone mode »

Je constate la distance entre les théories de l’initiateur du lean – Taiichi Ōno – et son application dans l’entreprise en France. On s’est focalisé sur la rationalisation du travail et la chasse au coût plutôt qu’au management, comme par exemple l’importance donnée à l’atelier, à la parole, à la coordination horizontale, à la remonté des doléances. Beaucoup d’études économétriques et de médecine du travail montrent que les résultats en terme de santé et de bien-être du lean, sont pires que ceux du taylorisme.

On ne peut pas sortir de soixante-dix ans de taylorisme et mettre en place la subsidiarité. Cela nécessite de recréer les ressources adaptées pour reprendre la main et devenir créatif. De plus il y a une grande incompréhension dans l’entreprise de ce que veut dire l’autonomie. Beaucoup de directions entendent « moins de chefs », « changer de posture », « laisser faire les équipes »… C’est une erreur fondamentale. Dans tous les chantiers où l’on met en place l’animation de ces marges de manœuvre, cela suppose au contraire davantage de présence de chefs. Pour être autonome, on a besoin d’autorité.

Libéralisation de l’entreprise

Je ne sais libérer que des gens qui sont enfermés. Quand la CGT parle de libérer l’entreprise, je me marre, mais quand ce sont les patrons qui le disent je ne comprends plus. Moi je remarque qu’on a besoin de plus d’autorité et pas de moins. Comment le travail peut être le lieu de l’autonomie et de l’indépendance ? Si je travaille avec les autres, je ne peux pas me donner mes règles à moi, c’est le lieu de l’inter-dépendance ! Il faut retrouver le rôle de l’autorité qui est de permettre la communion.

Les collaborateurs ne souffrent pas d’avoir trop de chefs, ils souffrent de l’inverse. « Rendez-moi mon chef ! Le travail est devenu plus dur et mon chef n’est jamais là ! Il ne connait plus nos problèmes, il ne reconnait plus nos efforts. »

Assistons-nous à la perte de l’humanisme ?

Ce qui est certain c’est la disparition d’un humanisme intégral au sens où la société a renoncé à dire ce qui est bon pour l’homme. Puisque le bon ne peut plus être un critère de discernement politique, on a trouvé une solution : tout ce qui génère un profit sera considéré comme digne de s’implanter dans la société.

Cette vision du mal-être est-elle typiquement française ?

Non, les États-Unis ont connu ce mal-être du travail déjà dans les années 1990. C’est bien présenté dans « Les Désordres du travail : enquête sur le nouveau productivisme » de Philippe Askenazy, qui explique que les Américains en ont pris conscience et qu’ils sont en train d’en sortir. Il ne faut pas exagérer le mirage américain, heureusement il y a « Donald Trump » !


Le dernier livre de Mathieu Detchessahar

« Le marché n’a pas de morale ou l’impossible société marchande » est une réflexion sur le lien social et comment expliquer cette déliquescence du lien social. Elle provient de la conception erronée, qu’une société pacifique et cohésive est concevable autour de liens sociaux essentiellement économiques et marchands. Ce projet a été établi par des penseurs il y a deux siècles et demie. L’économie devient une nouvelle religion.

Moi je dis que l’économie est nécessaire mais doit rester à sa place. Ce projet est tellement impossible que depuis deux siècles il nous a mis dans la panade, il ne permet pas de construire une société. Pourtant il est bien là, avec des armes d’une puissan
ce absolument incroyable.

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